Les gens m'appellent le vautour. J'ai écopé de ce surnom lorsque j'étais en fin de première année à l'université. Brillant étudiant, j'avais entrepris des études de droit. La belle erreur, je regardais les gros livres qui peuplaient les rangées de la bibliothèque de philo et j'en pleurais presque. Mais je désirais ardemment rendre mon père fier de moi. Je savais que pour lui je ne serais jamais à la hauteur, alors j'ai pris l'avion à la fin du lycée, je suis monté dedans et ai débarqué à New-York. Là-bas j'y ai trouvé ... commnt disent-ils dans leur feuilleton pourri? Ah oui... Gloire et beauté! Mais ça ne m'intéressait pas. Il me suffisait de regarder les maigrichonnes qui s'attablaient autour de moi pour comprendre que dans leur cerveau je ne trouverais que des ramassis de conneries. Pourtant je jouais de mon charme, j'en jouais et en abusais. Parfois c'était pour obtenir des faveurs... je me souviens encore de Tracy, cette jolie petite stagiaire bibliothécaire qui m'avait ouvert les portes de la bibli un jour férié afin que je bosse mon mémoire. Ou encore Sonia, la grande et sulfureuse Sonia que j'avais entrevu plusieurs fois chez elle. Son mari n'avait jamais été au courant et c'était bien mieux ainsi. Suis-je quelqu'un sans moral pour autant? Fréquenter une prof fait-il de moi un bandit? Non, je ne crois pas. Mais c'est ainsi que je me suis attelé à une réputation de Don Juan malgré moi. Le vautour, surnom bien mérité, m'était venu juste après la remise des résultats de l'examen de droit constitutionnel. J'avais cartonné et avais décidé de célébrer cela en sortant avec les autres à la soirée des Epsylon! Les Epsylon étaient la confrérie des riches héritières de Manhattan. Ce soir-là, j'ai zoné tranquillement d'une pièce à l'autre, et quand tous les déchets se sont dépêchés de rentrer chez eux, nous nous sommes retrouvés entre intellectuels. Pendant une discussion posée, entre hommes, Kyle, mon coloc', a évoqué la grande nonchalance que j'avais. Et il a souligné avec quelle indifférence je repérais mes proies, les aguichais, les torturais avant de les abandonner sur place sans y toucher. Je le faisais sans m'en rendre compte, mais semblait-il j'avais brisé le coeur de pas moins de quatre filles ce soir-là. Ils m'ont comparé à un vautour, un vautour au regard perçant, qui fonçait sur sa proie mais n'en était jamais satisfait. Un animal royal, exceptionnellement remarquable oui, mais néanmoins dangereux. Dangereux de par son aspect inoffensif lorsqu'on le croit loin et sa capacité à vous foncer dessus et vous descendre sans qu'on ait eu le temps de dire "ouf".


J'ai aimé ma vie là-bas, dire le contraire serait mentir. Mais je n'y étais pas toujours heureux. J'étais constamment entre deux eaux. A la fin de mes études, un riche banquier m'a proposé un poste de DRH. J'étais mitigé, tant d'années d'études, un doctorat et tout ça pour... ne pas travailler dans le droit? En même temps, DRH me collait mieux à la peau. J'aimais analyser les gens, trouver leur point faible, comprendre leur fonctionnement. Plus d'un maître de stage m'a demandé pourquoi je ne m'étais pas inscrit à la fac de psycho. Je n'en savais rien... ou plutôt si: vous me voyez dire à mon père, "tiens je vais en psycho! Avec les filles et les homos!"? Non, je n'aurais même pas pu l'envisager. Bref, j'étais DRH. J'ai entretenu une relation de deux ans avec Emmy. Je l'avais rencontrée à l'université, nous étions dans le même groupe d'amis mais nous ne nous étions jamais rapprochés. Jusqu'au jour où elle a postulé pour la banque où je travaillais. J'étais en transition, le directeur venait de décéder et j'étais dans un processus d'analyse pour voir si je souhaitais honorer ses dernières volontés, à savoir: reprendre la direction. J'ai fini par le faire et Emmy a obtenu la place de DRH à ma place. Après sept mois, elle a voulu emménager chez moi. Chose que je ne désirais pas, j'aimais mon indépendance et quelque part au fond de moi je n'étais pas prêt. Après deux ans de relation, elle a suggéré le mariage. C'était subtil mais j'ai compris et j'ai su que je devais la quitter. Non pas que le mariage me rebute mais je savais que je ne voulais pas de ça avec elle et je lui faisais perdre son temps. J'en avais été amoureux certainement mais au fond de moi j'ai toujours souhaité éprouver la passion. Et avec elle, c'était trop de tendresse. Nous sommes restés en bons termes malgré qu'elle ait changé de travail: me voir la déprimait m'avoua-t-elle lors d'un souper amical. J'ai entrepris l'écriture d'un livre et j'en étais presqu'à la moitié lorsque j'a reçu un appel téléphonique de ma mère. Mon père est malade et elle me demandait de venir lui rendre visite, son état n'était pas stable et elle avait besoin d'aide. C'était il y a six mois de cela. Je suis revenu en secret et l'ai aidée pendant près de quatre semaines avant de me résoudre à rentrer à New-York, régler mes affaires et revenir définitivement auprès d'elle.



Il y a mille raisons qui m'ont poussé à revenir. Une principale et plein d'autres qui m'ont encouragé à assumer mon besoin d'être auprès de mon paternel. Je ne peux avouer tout simplement que malgré son autorité, je l'ai toujours aimé au fond de moi et que maintenant je crains qu'il meure avant que je n'aie la force de lui dire que je l'aime. Parmi ces autres raisons se trouve le fait qu'ici il fait calme. J'y ai grandi, j'ai mes souvenirs d'adolescence, j'y connais des gens et puis surtout... c'est chez moi. Bizarrement je pourrais citer mes anciens amis mais je n'en ai pas envie, eux n'ont pas été déterminants, ou fort peu en tout cas. Il y a surtout cette envie d'achever mon histoire sans plus la fuir comme je l'ai fait il y a neuf ans. Peut-être que dans quelques mois je serai gavé de tout ça et que je repartirai en courant ... peut-être pas. Récemment, j'ai revu Jaz (la ptite des Jones) et ça m'a fait rire de me rappeler à quel point j'avais une vie ici. Bon elle ne m'aime toujours pas et je sais bien qu'elle m'agace toujours autant mais... c'est étonnant de remarquer comme elle a changé. Le psy que je suis tout au fond, se demande si moi aussi j'ai changé de la même manière. Et je me dis que c'est peut-être avec des gens tels qu'elle, que je finirai par savoir qui je suis. J'ai toujours aimé les gens qui me repoussaient, parce qu'ils me permettaient de me remettre en question. Un jeu ou plus? Une manie de psychopathe? Peut-être... Mais voilà... je suis là et pour le moment, je reste.